Les éléphants d’Hannibal
Je n’ai pas coutume de faire dans l’humour Pourquoi, je l’ignore, puisque mes intimes savent que dans la vie je suis, tel le Jack Point de WS. Gilbert, amateur de rire et de sourire, quolibets et quiddité, homme sachant se montrer enjoué, sagace, singulier, sinistre et sardonique – successivement ou simultanément. Pourtant, ces traits de ma personnalité ne se rencontrent que rarement dans mes œuvres de fiction. Ces dernières sont parfois sardoniques, parfois sinistres, voire sagaces à l’occasion, mais c’est ainsi : le rire et le sourire qui abondent en moi n’arrivent pas souvent jusque dans mes ouvrages. Cela reste très mystérieux pour moi.
Toutefois, je réussis de temps en temps à être drôle par écrit. Exemple : la présente nouvelle, qui m’avait fait rire une bonne demi-douzaine de fois pendant sa rédaction, en mars 1985, et qui aujourd’hui encore, tandis que je la parcours, me semble fort espiègle. Ellen Datlow, qui l’avait prise dans Omni, l’avait trouvée amusante aussi. Vous-mêmes ne serez peut-être pas d’accord. Si cela se trouve, vous ne verrez rien de désopilant dans cette histoire d’envahisseurs extraterrestres campant dans Central Park, au beau milieu de New York, sans parler de ma horde entière de bisons avalée comme de vulgaires boules de gomme par des créatures géantes venues d’ailleurs. Enfin… Il en faut pour tous les goûts. Autrefois j’ai publié une anthologie intitulée Infinite Jests contenant des nouvelles signées Brian Aldiss, Philip K. Dick et Frederik Pohl, entre autres auteurs qui me paraissaient incarner le côté le plus « léger » de la science-fiction, et voilà qu’un nombre surprenant de critiques m’ont reproché d’avoir choisi des histoires sinistres ! Mais c’est que nous sommes à l’âge du clinquant, en vérité je vous le dis, et la plupart des gens n’ont qu’une piètre idée de ce qui peut être vraiment drôle. Ce qui passe pour de l’humour aujourd’hui, n’est en fait que vulgarité. Personnellement, mes goûts me portent vers un style de comédie plus austère. Peut-être avez-vous les mêmes inclinations ? Auquel cas « Les éléphants d’Hannibal » devrait bien vous arracher un ou deux petits sourires narquois.
C’est naturellement le 5 mai 2003 que les extraterrestres ont atterri à New York. Ce jour fait partie des dates historiques que nul Américain ne saurait oublier, comme le 4 juillet 1776, le 12 octobre 1492 ou – dans un esprit plus voisin – le 7 décembre 1941. Au moment de l’invasion, je travaillais comme calibrateur de rayon pour M.G.M.-C.B.S., au département « tightware », j’étais marié à Elaine et j’habitais, dans la Trente-Sixième Rue Est, un des tout premiers appartements à géométrie variable : une pièce le jour, trois la nuit, le tout pour un loyer de trois mille sept cent cinquante dollars par mois, une véritable affaire. Notre associé par contrat dans ce partage espace/temps était un programmateur de spectacles appelé Bobby Christie qui travaillait de minuit à l’aube, ce qui convenait parfaitement à toutes les parties concernées. Tous les matins, quand Elaine et moi partions pour nos bureaux respectifs, j’appuyais sur un bouton et les murs se mettaient à changer de place ; sur la surface totale de l’appartement, quarante-cinq mètres carrés pivotaient et devenaient aussitôt la propriété de Bobby pour les douze heures suivantes. Elaine détestait cela. « J’ai horreur de ces meubles sur rails, disait-elle toujours. Ce n’est pas comme cela que j’ai été élevée. » Nous frôlions dangereusement le divorce tous les matins à l’heure du recloisonnement. Mais de toute façon, notre union n’était pas des plus stables, et je suppose que pour elle cette instabilité locative supplémentaire n’arrangeait pas les choses.
Le jour où les extraterrestres ont débarqué, j’ai passé la matinée à installer un transfert de données par ricochet entre Akron (Ohio) et Colombo (Sri Lanka) dont je crois me souvenir qu’il concernait Autant en emporte le vent, Cléopâtre et la rétrospective du « Johnny Carson Show ». Sur quoi, comme tous les lundis, je me suis rendu à pied au parc pour mon pique-nique hebdomadaire avec Maranta. Nous étions amants depuis six mois, à l’époque. Comme Maranta avait partagé une chambre d’étudiante à Bennington avec Elaine, puis épousé mon meilleur ami, Tim, on voit que nous étions de toute éternité destinés à devenir amants : dans ce domaine, il n’y a jamais de surprises. En ce temps-là, donc, nous déjeunions ensemble dans le parc, tout ce qu’il y a de plus romantique, du moins quand la météo le permettait, le lundi et le vendredi, et tous les mercredis nous faisions un usage haletant de la minuscule garçonnière de mon cousin Nicholas, tout là-bas dans les quartiers Ouest, au coin de la Trente-Neuvième et de Koch Plaza. J’étais marié depuis trois ans et demi et c’était la première fois que j’avais une liaison. Pour moi, ce qui se passait avec Maranta était l’événement le plus important jamais survenu dans tout l’univers connu.
C’était par une de ces magnifiques journées or et bleu comme New York sait en offrir au mois de mai, celles qui donnent envie de chanter et danser pour fêter la petite fenêtre qui s’ouvre tout à coup entre la saison de la pluie et du froid et celle de la moiteur étouffante. Je remontais la Septième Avenue d’un bon pas, une chanson au cœur et une bouteille de chardonnay à la main, en entretenant de douces pensées tournant autour des petits seins bien ronds de Maranta. Puis, progressivement, j’ai pris conscience du charivari qui s’élevait quelque part devant moi.
J’entendais des sirènes. Des coups de klaxon, aussi – non pas le banal concert exaspéré, genre : « Alors, ça démarre, oui ou non ? », mais celui qui n’existe qu’à New York dans les circonstances spéciales et qui signifie plutôt « Oh bon sang ! Mais qu’est-ce qui se passe encore ? » et fait naître la terreur dans les cœurs. Des gens à l’air complètement affolé descendaient la Septième Avenue au pas de course sans même regarder où ils allaient, comme si King Kong venait de surgir de la cage aux singes, au zoo de Central Park, pour s’en prendre personnellement à eux. En outre, d’autres gens se précipitaient avec la même frénésie dans la direction opposée, c’est-à-dire vers le parc, comme s’il fallait absolument qu’ils voient ce qui se passait. Enfin, les New-yorkais, quoi.
Maranta devait m’attendre près de l’étang, comme à l’ordinaire. Or, il me semblait justement que toute l’animation venait de là. En un éclair, je me suis vu escaladant péniblement la façade de l’Empire State Building pour l’arracher aux griffes du monstre. Le grand singe s’immobilisait, la déposait délicatement sur un rebord de fenêtre bien peu sécurisant, puis me lançait un regard furieux en martelant énergiquement son torse – Kong ! Kong ! Kong !
J’ai barré le passage d’un individu fuyant vers le sud. « Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ? » C’était le genre costume-cravate, avec en plus des yeux exorbités et un visage boursouflé. Il a ralenti, mais sans s’arrêter. J’ai cru qu’il allait me faire tomber. « C’est l’invasion ! m’a-t-il hurlé aux oreilles. Des extraterrestres ! Dans le parc ! » Un autre type genre cadre, hors d’haleine, passait en coup de vent, un attaché-case dans chaque main : « La police est sur place ! On boucle toute la zone !
— Pas possible », ai-je soufflé.
Tout ce qui me venait à l’esprit, c’était Maranta, le pique-nique au soleil, le chardonnay et ma déception. Merde ! Ils n’auraient pas pu débarquer un mardi, non ? Voilà ce que je songeais, un point c’est tout.
En arrivant en haut de la Septième Avenue, je suis tombé sur un barrage de police disposé devant l’entrée du parc, avec des balises clignotantes tout le long de Central Park South, depuis le Plaza jusqu’à Colombus Circle, avec les conséquences qu’on imagine sur la circulation. « Mais… il faut que j’aille retrouver ma petite amie, ai-je lâché. Elle m’attend dans le parc. » Le flic s’est contenté de me regarder fixement. Son regard gris me disait : Je suis un bon catholique, moi, et pas question de faire quoi que ce soit pour faciliter tes agissements extraconjugaux, espèce de sale décadent surpayé. Mais ce qu’il finit par me répondre à voix haute, ce fut : « Pas question de franchir ce barrage, et de toute façon, vous n’avez pas intérêt à entrer en ce moment, croyez-moi. » Il a ajouté : « Et ne vous en faites pas pour votre petite amie. On a évacué tous les êtres humains du parc. » Ce sont ses termes exacts. Je me suis attardé un moment, hébété. Puis j’ai regagné mon bureau, où j’ai trouvé un message de Maranta, qui était sortie du parc dès que les choses avaient commencé à mal tourner. Une rapide, cette bonne Maranta. Sur le moment, elle n’avait rien compris à ce qui se passait – elle avait dû attendre de rentrer au bureau. Simplement, elle avait senti que quelque chose n’allait pas et s’était dépêchée de ficher le camp. Nous sommes convenus de nous retrouver pour prendre un verre à cinq heures et demie au Ras Tafari, un de nos endroits de prédilection à l’angle de la Douzième Avenue et de la Cinquante-Troisième Rue.
Il y a eu dix-sept témoins. Naturellement, il y avait plus de gens que cela sur l’herbe quand les extraterrestres sont arrivés, mais il semble que, d’une manière générale, on n’y ait pas fait très attention. Cela s’était tout d’abord manifesté, selon ces fameux dix-sept témoins, par un curieux chatoiement bleu clair à une dizaine de mètres du sol, lequel s’était rapidement transformé en courant spiralé, comme un lavabo qui se vide. Puis une petite brise s’était mise à souffler, avant de se transformer rapidement en véritable ouragan. Celui-ci avait emporté tous les chapeaux dans un surprenant mouvement en forme de tire-bouchon autour du miroitement bleu. On avait simultanément eu une sensation de tension croissante, comme si quelque chose était sur le point de céder. Le tout avait duré environ quarante-cinq secondes.
Alors avait retenti une détonation sèche, suivie d’un bruit d’air violemment déplacé, d’un son cristallin et enfin d’un coup sourd (tout le monde était d’accord sur l’ordre de succession de ces effets sonores) ; sur quoi était apparu le vaisseau spatial de forme quasi ovoïde qui devait devenir instantanément célèbre et s’était suspendu là où il devait rester vingt-trois jour d’affilée, c’est-à-dire à un centimètre au-dessus de l’herbe tendre de Central Park. Spectacle tout à fait inoubliable, avec son enveloppe lisse et argentée, l’arc inhabituel que décrivait sa courbe depuis le sommet évasé jusqu’à la base étroite, et les hiéroglyphes étranges et quelque peu dérangeants qui ornaient ses flancs et avaient tendance à sortir peu à peu de votre champ de vision quand vous les regardiez avec trop d’insistance.
Une écoutille s’était ouverte et une dizaine d’envahisseurs en étaient sortis… en flottant – c’est probablement le terme qui convient le mieux puisque, à l’image de leur navire, ils n’entraient jamais en contact direct avec le sol.
Ils avaient une drôle d’allure. C’était vraiment le moins qu’on puisse dire. Là où nous avons des pieds, ils possédaient un unique piédestal ovale d’une quinzaine de centimètres d’épaisseur sur un mètre de diamètre, qui se déplaçait à quelques centimètres au-dessus du sol. De cette assise charnue surgissait un corps spectral évoquant un ballon au bout d’une ficelle. Pas de bras, pas de jambes, nulle tête apparente ; rien qu’un point culminant largement arrondi, une espèce de dôme effilé vers le bas se rattachant au piédestal par un filament pareil à une corde. Ils avaient la peau bleu lavande, luisante, avec des reflets métalliques. Il s’y formait parfois des taches sombres qui faisaient penser à des yeux, mais elles ne s’attardaient jamais longtemps. Nous n’avons pas distingué de bouche. Dans leurs déplacements, ils semblaient soigneusement s’efforcer de ne jamais entrer en contact les uns avec les autres.
Leur première initiative fut de capturer une demi-douzaine d’écureuils, trois chiens égarés, une balle et une poussette inoccupée. On ne saura jamais quelle fut la deuxième initiative, pour la bonne raison que personne ne voulut rester regarder. Le parc s’est en effet vidé avec une célérité impressionnante ; la police est très vite venue barrer l’entrée et, durant les trois heures qui ont suivi, les extraterrestres ont eu la pelouse pour eux seuls. Un peu plus tard, les télévisions ont envoyé des caméras-espionnes afin de filmer toute la scène pour le journal télévisé du soir, mais au bout d’un moment les envahisseurs ont compris ce que c’était et les ont abattues. Nous n’avons eu que le temps de voir leurs silhouettes fantomatiques et lustrées aller et venir dans un rayon de quelque cinq cents mètres autour du navire en ramassant journaux, distributeurs de boissons fraîches et autres vêtements mis au rebut, plus ce qui fut généralement identifié comme étant un dentier. Tout ce qu’ils récoltaient, ils l’enveloppaient dans des sortes d’oreillers taillés dans une matière brillante de même texture satinée que leurs corps, qui s’envolaient aussitôt avec leur contenu en direction de l’écoutille.
Quand je suis arrivé au Ras, j’ai trouvé six rangées de consommateurs entassés au bar, en train de boire comme des trous et de regarder fixement l’écran. On repassait inlassablement les images des extraterrestres. Maranta était déjà là. Ses yeux pétillaient. Elle se pressa contre moi comme une démente. « Tu te rends compte ! me dit-elle. C’est merveilleux, non ? Les hommes de Mars sont venus ! Enfin, de Mars ou d’ailleurs. Allez, on s’en jette quelques-uns à la santé des hommes de Mars. »
Nous nous en sommes jeté plus de quelques-uns. Mais j’ai tout de même réussi à rentrer à la maison à sept heures, c’est-à-dire dans un délai honorable. J’ai trouvé l’appartement dans sa configuration « studio », alors que le contrat avec Bobby Christie précisait bien que les cloisons devaient pivoter à six heures et demie. C’est qu’Elaine refusait de toucher aux commandes de reconfiguration. Je crois qu’elle avait peur de se tromper dans la programmation de la séquence et d’être écrasée par les murs, ou quelque chose dans ce genre.
« Tu es au courant, pour les extraterrestres ? m’a-t-elle demandé.
— J’étais dans les environs du parc à l’heure du déjeuner, oui. C’est à ce moment-là que ça s’est passé, tu comprends : à l’heure du déjeuner, quand j’étais près du parc. »
Ses yeux se sont écarquillés. « Alors tu les as vus atterrir ?
— Malheureusement non. Le temps que j’arrive à l’entrée, les flics avaient barré l’accès. »
J’ai appuyé sur le bouton et les cloisons sont entrées en mouvement. Le salon et la cuisine ont quitté le domaine de Bobby Christie pour réintégrer le nôtre. Au passage, je l’ai aperçu à l’autre bout de l’appartement ; il s’habillait pour sortir. Il m’a salué du geste en souriant. « Des monstres venus de l’espace en plein Central Park, a-t-il commenté. Eh bien, dites donc… C’est vraiment la jungle dehors, hein ? » Sur ce, les murs se sont refermés sur lui.
Elaine a mis les informations et, une fois de plus, j’ai revu les extraterrestres circuler en glanant tantôt une veste, tantôt un emballage de sucrerie.
« La mairie devrait leur verser un salaire d’éboueurs ! ai-je remarqué.
— Peut-on savoir ce que tu faisais près du parc à l’heure du déjeuner ? » s’est enquise Elaine après un temps.
C’est le lendemain que le deuxième vaisseau a atterri et que les vrais monstres de l’espace sont apparus. Car pour moi, les premiers arrivés ne correspondaient pas du tout à cette définition. Un monstre, ça doit être monstrueux, notamment par la taille, point final. Or ces extraterrestres-là n’étaient pas plus volumineux que vous et moi.
En revanche, la deuxième fournée s’est révélée nettement plus inquiétante. Les béhémoths. Les éléphants de l’espace. Évidemment, ça ne ressemblait pas du tout à des éléphants, sauf qu’ils étaient vraiment très grands. Je devrais dire immenses. En voyant débarquer du nouveau navire ces êtres gargantuesques, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à Hannibal et à son invasion de l’Italie. Oui, c’était comme si la deuxième guerre punique recommençait, avec les éléphants d’Hannibal.
Vous vous en souvenez sûrement. En partant de Carthage dans l’intention de conquérir Rome, Hannibal avait emporté une phalange d’éléphants, trente-sept monstres énormes dressés à l’attaque. À cette époque, les éléphants avaient leur utilité dans les batailles – en tant qu’ancêtres du char d’assaut –, mais ils avaient aussi pour fonction de terroriser les populations civiles. Pensez ! D’étranges créatures colossales et malodorantes qui s’avancent, invincibles, à travers les faubourgs en faisant claquer leurs grandes oreilles, en claironnant comme pour annoncer la fin du monde et en enfouissant vos rosiers sous des montagnes d’excréments ! Eh bien, nous nous retrouvions confrontés au même phénomène, avec une différence notable : les archers romains avaient repéré les éléphants d’Hannibal bien avant qu’on entende leurs barrissements aux portes de Rome, alors que nos extraterrestres à nous s’étaient matérialisés sans le moindre préambule au beau milieu de Central Park, sur la grande pelouse bien fournie entre la Soixante-Douzième Rue transverse et Central Park South, ce qui change tout. Je me demande si les choses auraient pris un tour aussi favorable pour les Romains si un beau matin, au réveil, ils avaient trouvé Hannibal et son armée campant en plein forum tandis que trente-sept éléphants velus à grandes oreilles auraient tourné pesamment en rond sur les marches en marbre du temple de Jupiter en multipliant les renâclements et autres bruits incongrus.
Le second vaisseau arriva comme le premier – détonation, sifflement d’air, son cristallin et coup sourd –, sur quoi les béhémoths en sortirent pêle-mêle comme des lapins d’un haut-de-forme. Tout le monde a vu les images au journal du soir : les télévisions avaient expédié sur place un nouveau lot de caméras-espionnes en prenant soin de les poster à huit cents mètres d’altitude. Le vaisseau a émis une espèce d’éructation, et une chose gauche et manifestement interloquée a brusquement fait son apparition sur la pelouse. Puis il y a eu nouvelle éructation, et une autre chose s’est matérialisée. Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il y en ait deux ou trois douzaines. Nul n’a jamais réussi à comprendre comment un aussi petit vaisseau avait pu en contenir autant. Car il n’était pas plus impressionnant qu’un bus de ramassage scolaire dressé à la verticale.
Les monstres en question ressemblaient à des montagnes de taille moyenne, mais avec des pattes, deux bosses sur le dos et une teinte générale tirant sur le bleu. C’étaient les pattes qui les rapprochaient le plus de l’éléphant : elles étaient épaisses et rugueuses, un peu le genre tronc d’arbre – sauf qu’elles étaient télescopiques et pouvaient se rétracter promptement à l’intérieur du corps de leur propriétaire. Normalement, on en dénombrait huit, mais jamais toutes sorties en même temps : quand elles se déplaçaient, les créatures en gardaient constamment une paire repliée sous elles, tout en en déployant une autre à l’occasion, sans logique apparente, du moins pour nous. De temps en temps, elles en rétractaient deux paires à la fois, ce qui les amenait à s’abaisser vers le sol à une extrémité, un peu comme un chameau qui s’agenouille.
Leur corps aux dimensions prodigieuses était plus ou moins sphérique, avec en travers du dos une espèce de dépression d’une cinquantaine de centimètres de profondeur, et entièrement recouvert d’une sorte de pelage à mi-chemin entre fourrure et plumage. On voyait à un bout trois yeux jaunes grands comme des plats à tarte, et à l’autre trois baguettes rigides, violettes, mesurant entre deux mètres et deux mètres cinquante. La bouche était au niveau du ventre ; quand ils voulaient manger, ils se contentaient de rétracter leurs huit pattes toutes ensemble et de se coucher sur leur proie.
C’était une bouche capable d’avaler d’un coup un animal de bonne taille – disons un bison. Ainsi que nous n’allions pas tarder à nous en apercevoir.
Oui, ils étaient gigantesques. Gigantesques. Quand on a voulu en définir les proportions exactes, on a rencontré certains problèmes techniques, comme vous pouvez vous en douter. Les estimations les plus réalistes leur attribuaient entre sept mètres cinquante et neuf mètres de haut sur douze à quinze mètres de long. C’est-à-dire une taille non seulement bien supérieure aux éléphants de tous les temps, mais aussi à la plupart des pavillons jumeaux qu’on trouve encore çà et là dans les faubourgs de la ville. En outre, les pavillons jumeaux de Queens ou de Brooklyn offensent peut-être votre jugement esthétique, mais au moins ils ne se promènent pas, ils n’émettent ni mauvaises odeurs ni sons à vous donner la chair de poule, ils ne se couchent pas sur des bisons avec l’intention de les engloutir tout ronds, et pour tout dire, ils ne cherchent pas à vous engloutir vous. On affirme que les éléphants d’Afrique mesurent quelque trois mètres au garrot et que les plus grands mammouths, depuis longtemps disparus, leur rendaient un bon mètre. Il a jadis existé un mammifère géant appelé baluchithérium qui s’élevait à près de cinq mètres. C’est le plus gros mammifère que la Terre ait jamais porté. Mais les créatures de l’espace, elles, étaient presque deux fois plus grandes. Et quand je dis grandes, je veux parler de proportions au moins dignes des dinosaures.
Central Park mesure plusieurs kilomètres de long, mais dans le sens de la largeur ses proportions sont modestes. Il ne s’étend que de la Cinquième à la Huitième Avenue. Il n’était pas venu à l’esprit de ses concepteurs qu’il faudrait un jour laisser se balader en liberté dans un jardin public surdimensionné deux ou trois douzaines d’animaux plus gros que des pavillons jumeaux. Qui étaient certainement très gênés par les dimensions restreintes de leur pâturage. Quant à nous, vous imaginez.
« Pour moi, ce sont des éclaireurs, me dit Maranta. Tu ne crois pas ? » Nous avions déplacé nos déjeuners de Central Park au Rockefeller Center, mais cela mis à part, nous nous efforcions de nous comporter comme s’il ne se passait rien d’inhabituel. « Ils n’ont sûrement pas de velléités d’invasion. Comment veux-tu qu’un vaisseau contenant un aussi petit nombre d’individus puisse conquérir une planète entière ? »
Maranta est une incorrigible crâneuse ; toujours optimiste ! C’est une petite bonne femme pleine d’énergie aux cheveux roux coupés court et aux yeux verts, une de ces garçonnes qui semblent ne jamais vieillir. C’est pour son optimisme que je l’aime. Si seulement il était contagieux, comme la rougeole !
« Il y a deux vaisseaux, Maranta », lui fis-je remarquer.
Une grimace. « Oh, tu veux parler des pachydermes. Ceux-là ne sont que des monstres hirsutes. Je ne crois vraiment pas qu’ils représentent une menace.
— Tu as sans doute raison. En revanche, les petits appartiennent certainement à une espèce supérieure. Ne serait-ce que parce que ce sont eux qui sont venus à nous, et non l’inverse. »
Elle a lâché un petit rire. « On a vraiment peine à y croire… Que Central Park fourmille de créatures…
— Oui, mais s’ils avaient l’intention de conquérir la Terre ?
— Eh bien, je ne vois pas pourquoi ce serait forcément une catastrophe. »
Les petits extraterrestres ont passé les premiers jours à installer une grande quantité de matériel mystérieux sur la pelouse tout autour de leur vaisseau, d’insolites dispositifs complexes et chatoyants qui, esthétiquement, auraient davantage eu leur place dans le jardin des sculptures au musée d’Art moderne. Les petits êtres ne faisaient aucune tentative pour entrer en communication avec nous. En fait, ils ne nous témoignaient même aucun intérêt. Ils ne tenaient compte de notre existence qu’en une seule circonstance : quand on leur envoyait des caméras-espionnes. Ils les toléraient l’espace d’une heure ou deux, puis ils les abattaient sans plus d’histoires, comme on chasse une mouche, à coups d’explosions de lumière rose. Les télévisions – puis les services spéciaux, quand ils ont fini par intervenir – plaçaient ces observateurs de plus en plus haut chaque jour, mais les extraterrestres ne manquaient jamais de les repérer. Au bout d’une semaine, on a dû se contenter des informations que les satellites gouvernementaux réexpédiaient depuis l’espace, et de ce que pouvaient entrevoir à l’aide de jumelles les observateurs postés aux fenêtres supérieures des immeubles et des hôtels situés en bordure du parc. Et ni l’une ni l’autre de ces sources n’était vraiment satisfaisante.
Pendant cette période-là, les béhémoths se sont bornés à écumer le parc, apparemment sans but précis, partant de la Soixante-Douzième Rue pour se diriger vers le sud et renversant au passage des arbres qu’ils engouffraient en se couchant dessus. Chacun d’entre eux en mangeait au moins deux ou trois par jour, feuilles, branches et tronc. Comme il n’y avait jamais eu tellement d’arbres dans cette partie du parc, on en concluait qu’ils ne tarderaient pas à s’aventurer plus loin.
Les associations pour la protection de l’environnement protestaient. Il fallait que le maire prenne des mesures pour sauvegarder le parc. Les monstres devaient être déplacés – au Canada, par exemple, où les arbres ne manquaient pas. Le maire répondait que la question était à l’étude mais qu’il était trop tôt pour savoir quelle était la meilleure stratégie.
En fait, son principal objectif a été dès le départ de ne pas dramatiser la situation. Après tout, on ne savait toujours pas si nous étions occupés ou si on nous rendait tout simplement visite. Par mesure de sécurité, la police avait reçu l’ordre de mettre en place un champ hermétique vingt-quatre heures sur vingt-quatre et tout autour du parc dans la zone concernée – au sud de la Soixante-Douzième. Le coût de l’opération était vertigineux et Continental Edison a jugé nécessaire de décréter une restriction générale de voltage de l’ordre de dix pour cent, ce qui n’alla pas sans entraîner des récriminations, d’autant plus que la météo commençait à imposer l’usage des climatiseurs.
La police n’appréciait pas beaucoup non plus de devoir monter la garde le long d’une barrière électronique avec, à portée d’éternuement, une horde de monstres impies et sans grâce. De temps en temps, histoire de jeter un regard de l’autre côté, un goliath bleu s’aventurait près du champ magnétique de scellement – qui, malgré ses trois mètres cinquante de hauteur, ne donne pas tellement l’impression d’être en sécurité quand, derrière, il y a un animal deux ou trois fois plus haut qui vous toise.
Les policiers ont donc exigé cinquante pour cent d’augmentation de leur taux horaire. Autant dire leur salaire de combat. Seulement, le budget municipal ne prévoyait rien de tel, surtout qu’on ignorait toujours combien de temps les extraterrestres allaient occuper le parc. Il y a eu des menaces de grève. Le maire en a appelé à Washington, où l’on s’était jusque-là appliqué à rester en dehors de l’affaire, comme si le débarquement d’un corps expéditionnaire extraterrestre au cœur de Manhattan ne concernait strictement que la mairie de New York.
Après avoir étudié quelque temps la Constitution, le président a décidé de mettre à pied d’œuvre la Garde nationale. Ce qui n’a pas manqué de prendre par surprise un grand nombre de messieurs fort sédentaires n’appréciant de revêtir la tenue que dans les grandes occasions. La Garde n’ayant pas été sollicitée depuis le problème bulgare, en 94, ses membres actuels n’étaient plus très au courant de la procédure ; il a donc fallu improviser un recyclage précipité. Comme par hasard, le mari de Maranta, Tim, était officier de réserve dans le 107e régiment d’infanterie, qui s’est justement vu confier la protection de la ville de New York face à l’invasion des créatures. Sa vie en a été aussitôt bouleversée, donc celle de Maranta – pour ne rien dire de la mienne.
Comme tout le monde, je me suis pris à aller très souvent au parc dans l’espoir d’apercevoir les extraterrestres. Malheureusement, les barricades dressées de tous côtés à quinze mètres de l’orée m’empêchaient d’approcher et les hauts immeubles voisins, qui n’acceptaient plus que leurs résidents permanents, s’étaient pourvus de gardes armés afin de ne pas être envahis par les hordes de curieux.
J’ai quand même réussi à retrouver Tim, qui avait la charge d’un poste de commandement hâtivement implanté au coin de la Cinquième Avenue et de la Cinquante-Neuvième Rue, non loin de la station de calèches. Il était sans cesse pris d’assaut par une série d’individus assez jeunes à l’allure d’agents de change qui lui tendaient des rapports à signer ; il s’exécutait infailliblement avec un grand geste plein de vigueur – et sans en lire un seul. Avec son uniforme couleur fauve, au pli impeccable, et ses bottes bien astiquées, il devait se prendre pour quelque vaillant officier promis à un sort funeste tout droit sorti d’un vieux film, genre Gary Cooper, Cary Grant ou John Wayne se préparant à la charge de la cavalerie, point culminant de l’histoire, ou au massacre d’une bande de Seppoïs enragés. Pauvre ballot…
« Salut, vieux ! » me dit-il avec un sourire de héros vaillant mais promis à un sort funeste. « Alors, on vient voir le cirque ? »
Tim et moi n’étions plus vraiment les meilleurs amis du monde. D’ailleurs, je ne sais trop ce que nous étions devenus l’un pour l’autre. Il ne nous arrivait que rarement de déjeuner ensemble. (Je ne vois pas très bien comment nous aurions pu, vu que j’étais pris par Maranta trois fois par semaine.) Nous n’allions pas non plus au gymnase. Ce n’était pas vers lui que je me tournais en cas de problèmes personnels ou de doutes sur mes investissements. Nous étions liés, certes, mais il me semble que c’était surtout par la nostalgie. Pourtant, officiellement, je continuais à le traiter en meilleur ami, un peu machinalement, sans me poser de questions.
« Tu peux venir prendre un verre au Plaza ? lui ai-je demandé.
— Ce ne serait pas de refus ! Mais je ne finis mon service qu’à 21 heures précises.
— Tu veux dire neuf heures du soir, quoi.
— Voilà, c’est ça, espèce de civil minable. »
Il n’était qu’une heure et demie. Pauvre ballot…
« Qu’est-ce qui t’arriverait si tu abandonnais ton poste ?
— Je pourrais être passé par les armes pour désertion.
— Tu parles sérieusement ?
— Mais oui. Surtout si les monstres choisissaient justement ce moment pour débouler du parc. On est en guerre, mon vieux.
— Ah bon, tu crois ? Maranta dit que non. » Je me suis demandé si je faisais bien de mentionner Maranta. « D’après elle, ils ne font qu’explorer la galaxie. »
Tim a haussé les épaules. « Elle, elle voit toujours le bon côté des choses. Ce qu’on a là, c’est un détachement militaire extraterrestre. Un de ces jours, il y en a un qui va sonner du clairon et les autres nous tomberont dessus à grand renfort de fusils à rayons. Tu peux me croire.
— Malgré le champ hermétique ?
— Ils sont capables de passer à travers sans problème. Par le sol ou par la voie des airs, qui sait. Oui, ça va être la guerre. La première guerre intergalactique de l’histoire de l’humanité. » Nouveau sourire à la Cary Grant. Les lanciers du Bengale de Sa Majesté se tenant prêt pour l’action. « Au moins j’aurai quelque chose à raconter à mes petits-enfants, a-t-il poursuivi. Tu sais ce qu’on a mis au point comme stratégie ? D’abord, établir le contact. C’est ce qu’on est déjà en train de tenter, mais ils n’ont pas l’air de faire très attention à nous. Ensuite, si on arrive à communiquer, les inviter à signer un traité de paix. Puis leur offrir un bout du Nevada ou du Kansas à titre d’enclave diplomatique, histoire de les virer de New York, bon sang ! Mais à mon avis, il ne faut pas trop y compter. Pour moi, ils sont occupés à ramasser tout ce qu’ils trouvent, et dès qu’ils auront fini, ils lanceront l’assaut sous une forme ou une autre, avec des armes dont on n’a même pas idée.
— Et alors, qu’est-ce qui se passera ?
— On leur balancera une bombe atomique. Une tactique, d’une puissance étudiée par rapport à la taille de la pelouse centrale.
— C’est pas possible ! lui ai-je répliqué en le regardant fixement. On ne peut pas faire ça. Tu te fiches de moi ! »
L’air tout content de m’avoir bien eu, il m’a répondu : « Mais bien sûr que je te fais marcher ! La vérité, c’est que personne n’a la moindre idée de ce qu’il faut faire dans cette histoire. Mais tu peux être sûr qu’on a avancé l’hypothèse de la bombe atomique. Entre autres choses encore plus cinglées.
— Je préfère ne pas savoir. Écoute, Tim. Tu crois que je pourrais jeter un coup d’œil par-dessus les barricades ?
— Aucune chance. Même toi. Je ne suis d’ailleurs pas censé parler avec des civils.
— Et depuis quand suis-je un civil pour toi ?
— Depuis que l’invasion a commencé. »
Il était sérieux comme un pape. Pour moi, tout cela n’était peut-être qu’un film un peu ringard, mais pour lui, pas du tout.
Une nouvelle vague d’officiers – sûrement pas de grade très élevé – est venue lui faire signer des papiers et il a reporté son attention sur eux. Puis il a parlé cinq minutes dans son téléphone de campagne en se renfrognant de plus en plus. Il a fini par relever les yeux sur moi et déclarer : « Tu vois ? Ça commence.
— Quoi donc ?
— Ils ont franchi la Soixante-Douzième Rue pour la première fois. Il devait y avoir une brèche dans le champ de scellement. Ou alors ils sont passés par-dessus, comme je te le disais à l’instant. Il y en a trois gros au niveau de la Soixante-Quatorzième qui traînent autour de l’extrémité est du lac.
Le personnel du Metropolitan Museum a le trouillomètre à zéro ; ils demandent qu’on poste des canons sur le toit et envisagent d’évacuer les œuvres d’art majeures. » Le téléphone de campagne s’est fait à nouveau entendre. « Excuse-moi », a dit Tim. Toujours aussi poli. Au bout d’un moment il a repris : « Aïe. Ça se présente mal. Il faut que j’y aille tout de suite. Tu ne m’en veux pas ? » Mâchoire contractée, regard d’acier pétri de détermination. Nous y voilà, commandant. Dix mille Comanches sont en train de franchir le défilé avec une lueur de folie meurtrière dans les yeux, mais nous sommes prêts à faire face, pas vrai ? Si. Vrai. Sur quoi il a entrepris de remonter la Cinquième Avenue à grandes enjambées.
De retour au bureau j’ai trouvé un message de Maranta : voulais-je passer prendre un verre chez elle en rentrant chez moi ce soir-là ? Elle précisait que Tim serait occupé à jouer au petit soldat jusqu’à neuf heures. Ou plutôt 21 heures précises, ai-je rectifié en mon for intérieur.
Au bout de quelques jours, on s’est habitués. On s’est mis à accepter la présence de ces créatures dans le parc ; elles faisaient de plus en plus partie de la vie quotidienne new-yorkaise, comme la neige en février ou les duels au laser dans le métro.
Toutefois, elles restaient au premier plan de la conscience de chacun. Subtilement, sournoisement, elles suscitaient au fond de nous des changements radicaux sans cesser de se livrer à leurs mystérieuses occupations derrière les barrières magnétiques du parc. L’étrangeté même de leur présence parmi nous nous rendait presque euphoriques. En un sens, ce débarquement avait perturbé le rythme déprimant de la vie en ce « meilleur des siècles ». Depuis quelque temps déjà, je me disais – les hommes le font sans doute depuis Cro-Magnon – que la vie moderne ne représentait pas un réel progrès par rapport au passé, qu’au contraire elle prenait un goût amer, voire franchement déplaisant, et que l’époque, dans son étroitesse d’esprit, son peu de perspective et son côté miteux, voire lugubre, manquait singulièrement d’âme. Enfin, vous voyez ce que je veux dire. Eh bien, les extraterrestres avaient dissipé cette impression. En nous envahissant, en nous interdisant de les approcher, ils nous avaient fait cadeau d’un phénomène qui, pour incompréhensible qu’il nous paraisse, ne nous en séduisait pas moins : une forme de rédemption, peut-être. Une renaissance. Oui, c’est cela.
Certains d’entre nous ont considérablement changé à ce moment-là. Prenons par exemple Tim, moderne lancier du Bengale, officier très à cheval sur la discipline. Eh bien, chez lui, cet état d’esprit n’a duré qu’une semaine au plus. Un soir, il m’a appelé pour me dire : « Dis donc, vieux, ça te dirait d’entrer dans le parc, histoire de jouer un peu avec les E.T. ?
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— J’ai trouvé un moyen. Le code du champ-S côté Soixante-Quatrième. Je le déconnecte et on se faufile. C’est risqué, mais comment résister, hein ? »
Autant pour Gary Cooper. Sans parler de John Wayne.
« Tu as perdu la tête ou quoi ? ai-je rétorqué. L’autre jour, tu ne voulais même pas me laisser approcher des barricades.
— Ça, c’était l’autre jour.
— Il n’était même pas question que tu traverses la rue pour aller boire un coup avec moi.
— Ça, c’était l’autre jour.
— Tu m’as traité de civil.
— Tu le restes. Mais tu es aussi mon vieux pote, et je ne tiens pas à aller tout seul regarder ces bestioles sous le nez. Alors je te le demande : tu viens avec moi oui ou non ?
— Comme la fois où on a volé un tonneau de bière à une autre fraternité ? La fois où on a lâché des scorpions dans les douches des filles ?
— C’est ça, vieille branche. Tu y es.
— Tim, on n’est plus des étudiants de première année. Je te rappelle que c’est la guerre intergalactique. Tu me l’as dit toi-même. Central Park est placé sous la surveillance de caméras-espionnes pilotées par la NASA et capables de repérer une moustache de chat à soixante-quinze kilomètres d’altitude. Et toi, tu fais partie des troupes censées nous protéger contre ces envahisseurs. Et maintenant tu te proposes de te parjurer, de t’introduire en douce au milieu du corps expéditionnaire ennemi rien que pour faire une bonne blague ?
— Eh oui.
— Complètement tordu, comme idée, non ?
— Complètement. Alors, tu me suis ?
— Évidemment. Tu le sais très bien. »
J’ai dit à Elaine que Tim et moi devions nous retrouver tard pour dîner afin de parler affaires, et que je ne comptais pas rentrer avant deux ou trois heures du matin. Pas de problème de ce côté-là. Tim m’attendait chez Perugino’s à notre table habituelle, avec une bouteille d’amarone déjà bien entamée. Le vin était si bon que nous en avons commandé une autre pour aller avec le veau pizzaiola, puis une troisième. Quand nous avons pris le chemin du parc, vers minuit, je ne dirais pas que nous étions noirs, mais mettons gris foncé.
Tout était silencieux. J’ai aperçu des gardes à l’air ensommeillé qui patrouillaient çà et là le long de la Cinquième. Nous sommes allés tout droit au poste de commandement de la Cinquante-Neuvième, où Tim a fait un salut parfaitement réglementaire, ce qui ne m’a pas paru très indiqué vu qu’il n’était pas en tenue. Puis il m’a présenté comme étant le professeur Pritchett, du bureau des Affaires extérieures, un intitulé ronflant mais qui passait très bien, ma foi.
Sur ce, nous avons remonté la Cinquième, rien que tous les deux, et il m’a fait la visite guidée. « Voyez-vous, professeur, la première démarcation de la zone protégée est la barricade qui court au centre de l’avenue. » Cela d’une voix énergique et virile, sonore au point de porter à cinquante mètres. « Elle sert à éloigner les badauds. Ensuite, un deuxième niveau de sécurité est assuré par une série de champs-S ponctuels, le nouveau modèle 1100, à rayonnement renforcé, de chez General Dynamics ; tenez, professeur, je vais vous montrer comment nous l’avons combiné au super-faisceau d’interception à interfaçage personnalisé à l’aide d’une triple connexion à coupleurs-Dôppler optiques, modèle Hewlett-Packard…»
Et ainsi de suite… J’ai eu droit à un flot ininterrompu de galimatias jargonnesque débité d’un ton plein d’assurance sur le mode tonitruant, tandis que nous nous dirigions vers le nord. Tim a également sorti une torche électrique et entrepris de me piloter ici ou là afin de me montrer je ne sais quels amplificateurs et autres senseurs en me donnant sans arrêt du « professeur », et là, je me suis rendu compte que nous étions passés de l’autre côté de la barricade. Il était d’un bagout, d’un aplomb invraisemblables. Après force Vous remarquerez ici, professeur… et Professeur, puis-je attirer votre attention sur ceci…, j’ai tout à coup remarqué qu’il tenait à la main un petit objet à clavier numérique, comparable à une calculette, sur lequel il était en train de composer une série de chiffres.
« Ça y est, dit-il enfin. Le champ-S est déconnecté entre ici et l’entrée du parc côté Soixante-Cinquième Rue, mais j’ai coupé le signal d’interruption du rayon. Personne ne peut savoir qu’il y a une brèche dans la barrière. On y va. »
Et nous sommes entrés dans le parc, juste au nord du zoo.
Depuis cinq générations, la première chose qu’on dit aux enfants new-yorkais, avant même de leur apprendre à lacer leurs chaussures et à tirer la chasse, c’est qu’il ne faut jamais mettre un pied dans Central Park la nuit. Et nous voilà bravant le plus fondamental des interdits. Mais qu’avions-nous à redouter ? Ce dont on nous avait appris à nous méfier, c’était des voyous qui en voulaient à notre portefeuille, pas de créatures venues de la Neuvième Galaxie de Glorch.
Le parc était d’un calme irréel. Mis à part un ou deux ronflements en provenance du zoo, pas un bruit. Nous nous sommes dirigés vers l’ouest, puis le nord, dans un silence absolu et l’obscurité la plus totale. Au bout d’un moment, mes narines ont capté une odeur étrange. À la fois marécageuse et musquée, aigre et agressive, mais ce ne sont là que des approximations : en fait, je n’avais jamais rien flairé de tel. À la première bouffée, j’ai vu des cieux violets où flamboyait un énorme soleil vert. À la deuxième, les étoiles n’étaient plus à leur place habituelle. À la troisième, je contemplais un paysage tarabiscoté à base d’arbres ressemblant à des hallebardes géantes et de montagnes en forme de dents mal plantées.
Tim m’a poussé du coude.
« Ouais, ai-je répondu. Moi aussi, je sens.
— À gauche ! Regarde à gauche. »
J’ai obéi et distingué trois énormes yeux jaunes rivés sur moi à près de six mètres de hauteur – on aurait dit des projecteurs fixés dans un arbre. Malheureusement, ils n’appartenaient pas à un arbre mais à une chose gigantesque et vaguement velue, un peu plus vaste que le pavillon jumeau de base dans le Queens et debout sur ses pattes à moins de quinze mètres de nous, barrant complètement les deux voies d’East Drive.
À ce moment précis, je me suis dit qu’en en restant à trois bouteilles de vin, on s’était montrés trop raisonnables.
« Eh bien quoi ? m’a dit Tim. C’est pour ça qu’on est venus, non ? Hein, vieux pote ?
— Qu’est-ce qu’on fait ? On lui grimpe sur le dos et on va faire une balade ?
— Tu te rends compte que personne, dans toute l’histoire de l’humanité, ne s’est jamais trouvé aussi près de cette créature ?
— Oui, Tim. Je m’en rends compte. »
La chose a émis un son. Le genre de son que ferait un bâton de craie de quatre mètres de diamètre appliqué dans le mauvais sens contre un tableau noir. En l’entendant, j’ai eu l’impression d’être traîné par les cheveux à travers des galaxies entières. Un vertige étrange s’est emparé de moi. Là-dessus, la créature a replié toutes ses pattes afin de s’abaisser jusqu’au niveau du sol ; ensuite elle a redéployé les deux paires de devant, puis les deux autres, et elle s’est mise à avancer vers nous, lentement et d’un air fort menaçant.
Tout à coup, j’en ai découvert une autre, encore plus grosse, juste derrière la première. Et peut-être même une troisième un peu plus loin. Elles aussi se dirigeaient vers nous.
« Merde ! ai-je lâché. C’était pas une si bonne idée, finalement, hein ?
— Allez, quoi ! Une nuit pareille, on ne l’oubliera jamais.
— J’espère vivre assez longtemps pour pouvoir m’en souvenir, en effet.
— Viens, on va voir de plus près. Ne t’en fais pas, ils ne se déplacent pas très vite.
— Pas question, ai-je répliqué. Je suggère plutôt qu’on ressorte immédiatement de ce parc.
— Mais on vient d’arriver !
— Justement, on a ce qu’on voulait. Alors on peut s’en aller, maintenant.
— Oh, regarde ! a fait Tim. Là-bas, à l’ouest ! »
En suivant son regard, j’ai aperçu deux espèces d’apparitions luisantes qui planaient juste au-dessus du sol à quelque chose comme trois cents mètres de nous. Les autres extraterrestres, les petits, ceux qui flottaient dans les airs. Gracieux comme des ballons, ils venaient tout doucement vers nous. Je me suis imaginé enveloppé dans un oreiller étincelant puis transporté à bord du vaisseau.
« Oh, merde ! Tim, vite ! »
Je me suis rué vers le portail d’entrée en vacillant sur mes jambes et en manquant trébucher à chaque pas. Je ne me suis même pas demandé comment j’allais franchir le champ de scellement sans le bidule de Tim. Mais ce dernier était sur mes talons. Nous sommes arrivés au champ-S ensemble et dès que mon ami a eu composé la bonne combinaison sur son petit clavier, la barrière s’est ouverte puis refermée juste derrière nous. Nous nous sommes effondrés juste à la sortie du parc, hors d’haleine mais riant comme des fous et assénant de grands coups de paume sur le trottoir. « Mon cher professeur Pritchett, du bureau des Affaires extérieures…, a gloussé Tim. Bon sang, l’odeur que dégageait ce truc ! »
J’ai ri sur tout le trajet du retour. En me mettant au lit, j’en riais encore. Elaine m’a regardé bizarrement. Elle, ça ne la faisait pas rire. « Ce maudit Tim, a-t-elle commenté. Capable de tout. » Elle voyait bien que j’avais un peu bu. Elle s’est bornée à hocher la tête d’un air sombre – genre : « Ah, les hommes… On ne les changera pas. » Puis elle s’est rendormie.
Le lendemain matin, je n’ai pas tardé à apprendre ce qui s’était passé au parc après notre départ précipité.
Manifestement, quelques extraterrestres étaient partis à notre recherche. Ils avaient suivi nos traces jusqu’à la sortie puis, les ayant perdues, ils avaient obliqué sur la droite – allez savoir pourquoi – avant de se retrouver dans l’enceinte du zoo. Or le zoo de Central Park n’est pas très grand, et en y errant çà et là ils avaient fait tomber la plupart des clôtures. En un clin d’œil, tigres, éléphants, grands singes, rhinocéros et autres hyènes se répandaient dans le parc.
Naturellement, ne sachant que faire de cette liberté nouvelle, ils s’étaient éparpillés dans tous les coins, histoire de se mettre en sûreté.
Les lions et les coyotes étaient simplement allés se coucher en rond sous les buissons pour s’endormir aussitôt. Les singes, petits ou grands, avaient grimpé dans les arbres. Les créatures aquatiques s’étaient dirigées vers le lac. Un rhinocéros qui s’était aventuré sur la grande pelouse avait renversé d’un petit coup de corne une fragile machine extraterrestre qui s’était brisée en mille morceaux, sur quoi l’animal avait disparu dans un grand éclair jaune et une bouffée de fumée verte. Quant aux éléphants, ils avaient formé un cercle en se blottissant pathétiquement les uns contre les autres pour contempler d’un air atterré ces colosses fraîchement débarqués. Ce devait être terriblement humiliant de se trouver tout à coup si petits.
Ensuite eut lieu l’épisode des bisons.
Il y avait au zoo un petit troupeau de bisons tout pelés qui s’étaient dirigés à la queue leu leu vers Columbus Circle, croyant sans doute qu’il leur suffirait de rester tête baissée et de ne pas attirer l’attention pour regagner tranquillement le Wyoming. Malheureusement, un béhémoth s’est mis dans l’idée de voir quel goût ils avaient. Il est donc venu poser son immense carcasse sur le dernier bison de la file, qui fut englouti sous la masse comme une vulgaire souris sous un hippopotame. La créature n’en fit qu’une bouchée. En quelques minutes, cinq autres béhémoths s’approchaient et escamotaient cinq nouveaux bisons. Parvenus à la lisière du parc, les survivants sont allés se serrer contre le champ-S en poussant de pauvres beuglements. C’est de ces petites tragédies que sont faites les guerres interstellaires.
J’ai retrouvé Tim en faction au poste de commandement de la Cinquante-Neuvième Rue. Il m’a regardé comme si j’étais l’émissaire de Satan. « Je ne peux pas te parler tant que je suis en service.
— Tu as entendu la nouvelle, pour le zoo ?
— Évidemment », m’a-t-il répondu entre ses dents serrées. Ses yeux affichaient des stries écarlates révélatrices du manque total de sommeil. « Tu te rends compte de ce qu’on a fait ? C’est répugnant, complètement irresponsable !
— Écoute, on ne pouvait pas savoir que…
— Non, c’est inexcusable. Nous avons commis une faute très grave. Maintenant que des humains ont pénétré sur leur territoire, les extraterrestres se sentent menacés et la situation a basculé. On les a perturbés, et maintenant, Dieu sait ce qu’ils vont faire. J’envisage de me dénoncer et de passer en cour martiale.
— Ne dis donc pas de bêtises. On est peut-être restés trois minutes en zone interdite. Les extraterrestres n’ont même pas fait attention à nous. Ils auraient très bien pu saccager le zoo sans cela.
— Va-t’en, a-t-il grogné. Je ne peux pas te parler pendant le service. »
Ça alors ! Comme si c’était moi qui l’avais persuadé de me suivre dans le parc ! De toute évidence, il avait rendossé son costume de personnage de cinéma – le militaire distingué ayant subitement et inexplicablement commis quelque impardonnable infraction au règlement, et qui va devoir vivre sous le regard glacial de son propre désaveu pour le restant de ses jours. Pauvre ballot… J’ai bien tenté de lui dire qu’il ne fallait pas prendre les choses tant à cœur, mais il s’est détourné ; alors j’ai haussé les épaules et je suis rentré au bureau.
Cet après-midi-là, quelques bonnes âmes ont exigé qu’on déconnecte le champ-S le temps que les animaux puissent s’échapper du parc. Car naturellement ils y étaient tout autant prisonniers que les extraterrestres.
Encore un coup dur pour le maire. Si on montrait au journal du soir nos chers ours polaires, ragondins et autres kangourous en train de se faire avaler tout ronds comme de vulgaires boules de gomme, sa cote allait dégringoler. Mais d’un autre côté, débrancher le champ magnétique, c’était lâcher dans les rues de Manhattan des hordes incontrôlables de léopards, gorilles et carcajous, pour ne rien dire des extraterrestres qui pouvaient prendre le même chemin. Alors, bien entendu, le maire a nommé une commission d’enquête.
Pendant ce temps, les petits extraterrestres restaient aux alentours immédiats du vaisseau sans se montrer plus communicatifs. Ils s’obstinaient à bricoler leurs machines, qui émettaient de curieux sons presque musicaux ainsi que des éclairs colorés non moins étranges. En revanche, les monstres écumaient le parc en toute liberté, causant – bien involontairement, voire gentiment peut-être – des dommages considérables. Par exemple, ils ont pulvérisé les deux palissades marquant les extrémités du terrain de baseball, précipité la fontaine de Béthesda dans le lac, réorganisé l’agencement des tables à la Tavern-on-the-green et dévasté le parc de mille autres manières. Pourtant, personne ne trouvait rien à redire, hormis bien sûr les Amis du parc et autres associations locales. À mon avis, nous étions tous tellement stupéfiés par la présence chez nous d’authentiques êtres galactiques que nous nous en moquions. En fait, nous étions même flattés qu’ils aient choisi New York comme site pour le premier contact. (Mais en quel autre endroit auraient-ils pu atterrir, je vous le demande ?)
Nul ne sut dire comment les béhémoths avaient franchi le champ-S côté Soixante-Douzième Rue, toujours est-il qu’on installa une autre barrière au niveau de la Soixante-Dix-Neuvième et que celle-là parut les contenir. Le pauvre Tim patrouillait douze heures par jour dans la zone occupée. Inévitablement, je me suis mis à passer plus de temps avec Maranta au lieu de me contenter du déjeuner. Et Elaine s’en est rendu compte. Mais je ne me suis pas rendu compte qu’elle s’en était rendu compte.
Un dimanche à l’aube, un béhémoth a fait son apparition près du Metropolitan Muséum et jeté un œil à l’intérieur par la fenêtre de l’aile égyptienne. Les autorités ont tout d’abord cru qu’une brèche s’était ouverte dans le champ-S de la Soixante-Dix-Neuvième Rue, comme cela s’était déjà produit dans la Soixante-Douzième ; mais on a bientôt signalé un autre extraterrestre dans les environs de Riverside Drive, puis un troisième au Lincoln Center, et il est apparu clairement que le champ-S ne les empêchait nullement de circuler à leur guise. La vérité, c’était qu’ils ne s’étaient pas encore donné la peine de passer de l’autre côté.
Le contact direct avec un champ-S n’est pas une expérience très plaisante pour le système nerveux quand on est un tant soit peu plus évolué que la pieuvre. Tous les neurones hurlent de douleur. On fait un bond en arrière, et ce réflexe est impossible à maîtriser. Eh bien, au matin de ce qu’on a plus tard baptisé le « Dimanche noir », les béhémoths se sont mis à traverser les champs comme s’ils n’existaient pas. Le problème avec les créatures non humaines, c’est qu’elles ne sont pas humaines, justement. Étrangères, elles ne se sentent nullement obligées de répondre à nos attentes.
Ce week-end-là, à l’appartement, c’était Bobby Christie qui avait droit à la pleine configuration.
Les dimanches où nous n’avions qu’une pièce, Elaine et moi aimions nous lever très tôt et passer la journée dehors, trouvant un peu déprimant de rester chez nous avec trois fois trop de meubles pour l’espace disponible. Comme nous remontions Park Avenue en direction de la Quarante-Deuxième, elle m’a dit tout à coup : « Tu n’entends pas un bruit bizarre ?
— Non, quel bruit ?
— Un bruit d’émeute.
— Les émeutes n’éclatent pas le dimanche à neuf heures du matin.
— Mais si, écoute ! » insista-t-elle.
Pour qui a grandi à la fin de ce siècle, le brouhaha de la foule en colère est un son vite reconnaissable. Nos oreilles ont été habituées dès notre plus jeune âge à la musique des émeutes, des combats de rue et autres manifestations. Nous savons repérer les cris de colère, d’indignation ou d’angoisse qui se mêlent pour former un tumulte symphonique, tons et timbres extrêmes noyés dans une même montée rugissante aux sonorités graves de ressac marin. Et c’était bien ce bruit-là qui parvenait à mes oreilles. Aucun doute là-dessus.
« Non, ce n’est pas une émeute, ai-je déclaré. C’est une foule énorme. Et tu vas voir la différence.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Viens », ai-je répliqué en partant au petit trot. « Je te parie que les extraterrestres sont sortis du parc. »
Une foule énorme, en effet. Quelques instants plus tard, nous découvrions des milliers et des milliers de personnes barrant toute la largeur de la Quarante-Deuxième Rue, ainsi que d’autres affluant de toutes les directions. Ce qui attirait tous les regards – ce qu’on montrait du doigt, soit bouche bée, soit en poussant de grands cris –, c’était une créature bleue et velue, grande comme une montagne de taille moyenne, qui se déplaçait sans avoir l’air de savoir où aller sur le pont routier encerclant le flanc de Grand Central Terminal. Une créature qui n’avait pas l’air contente et qui, de toute évidence, cherchait à descendre du pont, lequel ployait sous son poids. Il y avait des gens collés tout contre elle, d’autres qui s’accrochaient à son dos et ses flancs comme des adeptes de l’escalade. On en voyait aussi aller et venir entre ses pattes de colosse.
« Regarde ! » m’a dit Elaine en frissonnant et en me plantant ses ongles dans le biceps. « On dirait qu’elle en dévore quelques-uns, comme l’autre fois avec les bisons ! »
Et effectivement, de temps en temps le béhémoth s’abaissait puis se relevait en deux temps trois mouvements, comme tous ses congénères quand ils avalaient quelque chose.
« Quelle horreur ! a dit Elaine dans un souffle. Mais enfin, pourquoi les gens ne s’écartent-ils pas de son chemin ?
— Je crois qu’ils ne peuvent pas. Ils sont propulsés par ceux qui viennent derrière.
— En plein dans la gueule du monstre hideux. Si c’est bien une gueule.
— À mon avis, il n’a pas l’intention de nuire. » Qu’est-ce qui me permettait de dire ça ? « Je crois qu’il les mange simplement parce qu’ils traînent dans le périmètre de sa bouche. Ce doit être une sorte de réflexe. Cette créature n’a pas l’air très intelligente, tu ne trouves pas ?
— Je ne comprends pas pourquoi tu la défends.
— Comment ? Mais, je…
— Enfin, elle dévore les gens, tout de même ! Et toi, on dirait presque que tu as de la peine pour elle !
— Ma foi, c’est un peu vrai. Elle est loin de chez elle et entourée par dix mille braillards stupides. Si tu crois que c’est drôle.
— C’est un animal répugnant, abominable ! » Elaine était à présent dans tous ses états. Ses yeux lançaient des éclairs et sa mâchoire inférieure avançait d’un air menaçant. « J’espère que l’armée va arriver très vite et qu’on va réduire cette bête en poussière ! » a-t-elle fulminé.
Sa férocité m’a fait peur. Je découvrais une Elaine quasi inconnue. J’ai tenté une dernière fois d’excuser la misérable créature aux abois sur son pont, mais je n’ai fait que m’attirer un regard écœuré. Sur quoi elle a tourné les talons et s’est ruée en avant, agitant le poing et vociférant menaces et imprécations à l’intention de l’extraterrestre.
Tout à coup, j’ai compris ce qui se serait réellement passé si Hannibal avait pu garder ses éléphants jusqu’à l’entrée dans Rome. J’ai imaginé les respectables matrones romaines hurlant et tempêtant depuis leurs terrasses avec une fureur de sorcières, et les éléphants interloqués qui finissaient cernés, repoussés dans le Colisée où de petits bonshommes armés de lances se mettaient à les torturer sous les hurlements de joie de la foule déchaînée. Ah oui ? Eh bien, si c’était comme ça, moi aussi, je pouvais brailler !
« Vas-y, Béhémoth ! ai-je lancé au milieu des clameurs. Vas-y, Goliath ! Montre ce que tu sais faire ! » Un traître pour l’espèce humaine tout entière, voilà ce que je suis devenu en cet instant.
Pour finir, un bataillon de Gardes civils s’est frayé un chemin à coups d’épaule dans les rues envahies. Ils étaient armés de mortiers et de fusils, et pourquoi pas de bombes atomiques, tant qu’ils y étaient. Mais bien sûr, ils ne pouvaient rien contre l’animal tant qu’il était perdu dans la foule. Alors ils ont dispersé la cohue en s’aidant de cors électroniques (un vacarme intolérable) avant de mettre en place une série de balises clignotantes ainsi qu’un petit champ de scellement afin de couper la Quarante-Deuxième Rue en deux. C’est là que j’ai aperçu le monstre pour la dernière fois, tandis qu’il se dirigeait péniblement vers le vieil immeuble des Nations-Unies, suivi à distance prudente par les Gardes civils. L’attroupement s’est dispersé et je me suis retrouvé face à la gare de Grand Central avec au bras une Elaine en larmes, toute frémissante.
Voilà comment les choses se sont passées dans toute la ville en ce « Dimanche noir », ainsi d’ailleurs que le lundi et le mardi. Les béhémoths sortis du parc rôdaient à leur gré de Harlem à Wall Street. Partout où ils allaient, ils attiraient des foules immenses qui les débordaient de toutes parts sans se préoccuper du danger. On vit paraître dans les journaux de nouvelles photos assez fameuses, notamment les trois gamins noirs suspendus à trois baguettes violettes au coin de la Septième et de la Cent Vingt-Cinquième, le sourire jusqu’aux oreilles, ou les acrobates formant une pyramide humaine au sommet de la bête, sur Times Square, ou ce petit vieillard italien qui, devant sa maison de Greenwich Village, tentait de repousser un monstre de l’espace en brandissant son tuyau d’arrosage.
On n’a jamais pu déterminer avec exactitude le nombre de victimes. Cinq mille personnes ont pu périr dans cette histoire, pour la plupart piétinées par les extraterrestres ou écrasées dans les mouvements de foule. Entre trois cent cinquante et quatre cents êtres humains ont été avalés par les créatures. Apparemment, c’est quand ces derniers sont nerveux qu’ils s’adonnent à cette pratique – s’asseoir et engloutir, s’asseoir et engloutir. S’il y a quoi que ce soit de comestible dans les parages, hop ! ils lui font un sort. Ça les calme. Et comme nous les avons rendus très nerveux, ils ont beaucoup englouti.
Parmi les victimes, nous avons dû déplorer la perte de Tim, survenue le deuxième jour de panique. Tim s’était bravement porté au secours du musée Guggenheim, qui subissait les assauts de cinq grosses bêtes – son architecture spiralée exerçait sur elles une invincible attirance. Cherchaient-elles à vénérer le bâtiment, à s’accoupler avec lui ou simplement à le mettre en pièces ? On ne le saura jamais, mais le fait est qu’elles chargeaient inlassablement : elles prenaient leur élan et allaient le heurter de plein fouet. Quand il s’est fait avaler, Tim tentait de les en empêcher avec pour seules armes des grenades lacrymogènes et un cor électronique. Il n’a pas bronché. Le président avait donné l’ordre aux Gardes civils de ne pas utiliser d’armes mortelles. Maranta lui en gardait rancune. « Si seulement ils avaient eu droit à de vraies grenades ! » disait-elle. J’essayais d’imaginer ce que ça avait dû représenter, pour Tim, de se faire enfourner puis digérer comme ça, toujours avec son bel uniforme. En tout cas, c’était à porter au crédit de son régiment. Sa manière à lui de faire pénitence, peut-être. Une fois retourné dans son film à la Gary Cooper, il a sûrement été heureux de payer pour son abandon de poste.
Le mardi après-midi, la pagaille a cessé, comme ça, sans préambule. Tout à coup, les béhémoths se sont mis à basculer sur le flanc, et en l’espace de quelques heures ils étaient tous morts. On a dit que c’était à cause de la chaleur (il faisait dans les trente-cinq degrés, ce jour-là comme la veille), ou de l’agitation des jours précédents. Un biologiste du Rockefeller Institute y a vu la somme de ces deux facteurs, plus l’indigestion : les extraterrestres avaient tout de même ingurgité une moyenne de dix humains chacun, ce qui était fort susceptible d’entraîner une surcharge au niveau de leur métabolisme.
On n’a pas pu pratiquer d’autopsie. Une enzyme se mettait à l’œuvre dès le décès des gigantesques organismes et en dissolvait les chairs comme les os et la peau, pour ne laisser qu’une écœurante masse jaunâtre. À la tombée du soir, il n’en restait que quelques taches sur les trottoirs du centre-ville et de sa périphérie. C’est bien triste, songeais-je pour ma part. Pas même un squelette pour le musée en mémoire de ces temps exceptionnels. Pauvres monstres… Étais-je le seul à avoir pitié d’eux ? Possible. Mais je suis sans regret vis-à-vis de mes sentiments. Ce sont les miens, un point c’est tout.
Pendant ce temps, les autres extraterrestres, les petits fantômes miroitants, étaient restés terrés dans Central Park, absorbés par leurs incompréhensibles recherches. Ils n’avaient même pas l’air de remarquer que leurs béhémoths s’étaient égaillés dans la ville.
Mais tout d’un coup, une vive agitation s’est emparée d’eux. Durant deux ou trois jours, ils se sont affairés çà et là comme des pingouins alarmés ; ils ont désassemblé les instruments pour les embarquer dans le vaisseau, puis démonté le navire des béhémoths et tout chargé à bord du leur. Démoralisés, peut-être. Comme les envahisseurs carthaginois après la mort de leurs éléphants.
C’est par un torride après-midi de juin que le navire extraterrestre a redécollé. Mais pas pour regagner son monde d’origine, non – du moins pas tout de suite. Il a décrit un arc dans le ciel et s’est posé sur Fire Island ; à Cherry Grove, pour être précis. Là, les extraterrestres ont pris possession de la plage et réassemblé leurs instruments tout autour du vaisseau ; ils se sont même aventurés dans l’eau : on les a vus ricocher et sautiller à la surface de la mer telle une bande de surfeurs fous. Au bout de cinq ou six jours, ils se sont déplacés sur une des îles Hampton et ont répété la manœuvre.
Puis ç’a été le tour de Martha’s Vineyard. Si ça se trouve, ils avaient simplement besoin de vacances, après ces trois semaines à New York. Ensuite, ils ont disparu pour de bon.
« Tu as une liaison avec Maranta, n’est-ce pas ? m’a demandé Elaine le jour de leur départ.
— Je ne le nie pas.
— La nuit où tu es rentré si tard en sentant le vin, tu étais avec elle ?
— Non. J’étais bien avec Tim. On s’est introduits clandestinement dans le parc et on est allés voir les extraterrestres de près.
— Tu parles ! » a répliqué Elaine.
Elle a demandé le divorce et, un an plus tard, j’épousais Maranta. Ce serait arrivé tôt ou tard même si la Terre n’avait pas été visitée par des envahisseurs et si Tim ne s’était pas fait boulotter. Mais l’invasion a précipité les choses pour les uns comme les autres.
Et aujourd’hui, comme vous ne l’ignorez pas, les envahisseurs sont revenus. Quatre ans jour pour jour après le premier atterrissage – détonation, air déplacé, son cristallin et coup sourd – ils étaient de retour, et toujours dans Central Park. Il y a eu trois vaisseaux cette fois : un pour les spectres, un pour les béhémoths et un pour les prisonniers de guerre. Nul ne pourra jamais oublier le spectacle du sas s’ouvrant et livrant passage à trois cent cinquante ou quatre cents humains avançant comme des zombis. En compagnie des bisons, d’une demi-douzaine d’écureuils et de trois chiens. Car tout ce monde n’avait finalement pas été digéré mais simplement ramassé à titre d’échantillon à l’intérieur des béhémoths, puis instantanément transporté sur la planète mère aux fins d’observation. Et maintenant, on nous les restituait. « C’est bien Tim, là, non ? » m’a demandé Maranta en pointant un index sur l’écran de télévision. Inutile de nier. Pas de doute, c’était lui. Avec l’air de celui qui a vu des merveilles dépassant l’entendement.
Un mois s’est écoulé depuis, et les rescapés sont toujours détenus pour debriefing par le gouvernement. Personne n’a le droit de les voir. La rumeur prétend qu’on va voter une loi concernant les conjoints de rescapés qui se sont remariés pendant ces quatre années. Maranta déclare vouloir rester avec moi quoi qu’il arrive ; Tim, lui, encaissera le coup sans broncher, j’en suis sûr – du moins si la nouvelle de notre mariage arrive jusqu’à lui. Quant aux extraterrestres, ils ne bougent pas de Central Park ; ils occupent toute la zone située entre la Quatre-Vingt-Seizième et la Cent Dixième Rue et nous ignorent superbement. De temps en temps, les béhémoths s’aventurent jusqu’au Réservoir, histoire de s’ébattre un peu dans l’eau, mais cette fois, ils ne sont pas sortis de l’enceinte du parc.
Je pense beaucoup à Hannibal, à Carthage livrant bataille à Rome et à l’issue qu’aurait eue la deuxième guerre punique si Hannibal avait pu rentrer chez lui chercher un nouveau troupeau d’éléphants. Le plus vraisemblable est que Rome aurait de toute façon gagné la guerre. Mais nous ne sommes pas les Romains, et nos envahisseurs à nous ne sont pas des Carthaginois ; quant aux créatures qui s’ébattent dans le Réservoir de Central Park, ce ne sont certainement pas des éléphants.
« On vit vraiment une époque formidable, aime à dire Maranta. Moi, je suis sûre qu’ils ne nous veulent pas de mal. Et toi ?
— C’est pour ton bel optimisme que je t’aime », lui réponds-je. Puis nous nous retournons vers l’écran pour regarder les informations du soir.
Titre original :
Hannibal’s Eléphants
Initialement paru dans Omni, octobre 1988